CHAPITRE XI
Holman pénétra dans la maison obscure avec le moins de bruit possible.
— Et si nous sonnions pour les réveiller, ce ne serait pas une meilleure idée ? demanda Barrow derrière lui.
— Non, chuchota Holman.
— Et pourquoi, bon sang ?
— Je ne sais pas. J’en ai le sentiment, c’est tout.
— Parfait. Mais ceci s’appelle une violation de domicile, vous le savez ?
— Vous pouvez attendre dehors si vous préférez, chuchota férocement Holman.
— Oh non mon vieux, je ne vous lâche pas.
— Alors tenez-vous tranquille et suivez-moi.
— Pour l’instant. Ensuite nous verrons.
Holman se détourna avec humeur. L’arrogance du policier l’irritait. Il traversa l’entrée en direction du salon, poussa la porte. Il était vide. Revenant sur ses pas, il crut entendre un bruit étouffé dans ce qu’il savait être le bureau de Simmons. Il avait la main sur la poignée de la porte quand Barrow lui chuchota de manière pressante :
— Il y a de la lumière là-haut.
Il s’élançait déjà dans l’escalier. Holman se précipita à sa poursuite, en gravissant les marches quatre à quatre derrière le jeune inspecteur.
— C’est la chambre de son père, expliqua-t-il au policier.
— Il doit s’habiller pour aller travailler, nous allons avoir l’air malin !
— Il vaut mieux avoir l’air malin qu’un couteau dans la gorge.
— Mais enfin, c’est votre fiancée, non ?
— Je vous répète qu’elle n’est pas responsable pour le moment. Elle a perdu la tête.
— C’est elle qui a perdu la tête ?
Holman se renfrogna.
— Vous ne me croyez toujours pas, hein ?
— Ecoutez, j’ai reçu de Wreford la consigne d’entrer dans votre jeu, mais cela ne signifie pas que je doive vous croire !
— On n’est pas plus charmant ! Mais puisque vous avez des ordres... alors, entrez donc dans mon jeu !
Plantant là le policier furieux, il acheva de monter l’escalier, s’arrêta en haut pour écouter. Barrow le rejoignit et ils avancèrent à pas de loup vers le rai de lumière qu’on voyait sous la porte. Retenant son souffle d’instinct, Holman tourna lentement la poignée, et poussa doucement le battant.
Parce qu’elle provenait d’une petite lampe de chevet, la lumière ne les éblouit pas. Quelqu’un était couché dans le lit, dont on ne voyait que la tête ; les yeux fixaient le plafond, le visage creusé avait la pâleur grisâtre de la mort.
— Simmons ! hurla Holman qui se rua vers le lit, ses pires craintes réalisées.
Lentement, les yeux de l’homme oscillèrent vers lui, les lèvres décolorées comme pour parler. Barrow se pencha vers le lit.
— Que vous est-il arrivé, monsieur ? Où êtes-vous blessé ?
Les yeux du mourant ne se posèrent qu’un instant sur le policier avant de vaciller vers Holman.
— Vous... c’est votre faute, prononça-t-il d’une voix faible. C’est vous qui l’avez rendue... ainsi.
Médusé, Holman ne sut que répondre. Allait-on l’accuser de cela aussi ? Il s’agenouilla près du lit.
— Où est Casey... Christine ?
— Pourquoi ?... Pourquoi a-t-elle... fait ça ?
Simmons baissa les yeux comme pour signaler quelque chose à hauteur de son abdomen. Barrow arracha les couvertures et les deux hommes eurent un haut-le-corps. Dans le ventre de Simmons, une paire de ciseaux était enfoncée jusqu’à la garde. Son pyjama et les draps étaient imbibés de sang.
— Tonnerre de Dieu ! souffla Barrow, et s’adressant à Holman :
— Je vais dire à Jennings d’appeler une ambulance par radio. En agissant vite, il y a encore une chance de le sauver. Relevez-lui la tête avec un oreiller pour qu’il ne s’étouffe pas avec son sang. Surtout, ne touchez pas aux ciseaux !
Il sortit de la pièce en courant. Holman l’entendit dévaler l’escalier. Resté en tête à tête avec le blessé, il tira sur lui le drap trempé de sang. Il se sentait malade, non pas tant de voir cette blessure que d’imaginer que Casey... A nouveau, l’homme s’efforçait de parler ; Holman inclina la tête vers son chuchotement à peine audible.
— Pourquoi... pourquoi a-t-elle fait ça ? Je l’aimais, elle le sait...
— Elle n’est pas responsable de ses actes, assura Holman d’une voix mesurée, comme si les mots pouvaient blesser l’homme davantage. Elle a été en contact avec un... un gaz empoisonné qui a affecté son cerveau.
Les yeux de Simmons exprimèrent la perplexité ; s’il ne déchiffrait pas le sens de ces paroles, il les acceptait presque avec soulagement. Elle avait voulu le tuer parce qu’elle était malade, ce n’était pas un acte de haine ; cela suffisait à l’apaiser pour le moment. Il recommença à parler.
— Je l’ai ramenée de l’hôpital à la maison. Ils m’ont raconté ce que vous lui aviez fait, articula-t-il, le visage presque farouche.
L’effort était trop grand ; ses traits s’affaissèrent dans une expression de souffrance.
— Non, je ne lui ai rien fait, lui assura Holman. C’est le gaz qui l’a mise dans cet état.
— Je... je l’ai ramenée à la maison. Elle avait l’air hébété. Elle portait les mains à sa tête comme si elle avait mal. Ils ne voulaient pas la laisser partir, mais je savais qu’elle serait mieux à la maison avec moi. Je l’ai couchée et je me suis assis près d’elle, à lui parler. Elle ne paraissait pas m’entendre. Je lui ai dit des choses que je ne lui avais jamais dites, mais elle n’a pas paru comprendre.
Il se mit à suffoquer. Holman se demanda avec angoisse si son sang lui montait à la gorge. Glissant sa main sous la nuque du moribond, il lui souleva la tête. Cela suffirait-il à prévenir l’asphyxie ? Simmons réussit à contenir sa toux et demeura immobile, la respiration oppressée.
— Je l’aimais..., poursuivit-il. Trop, peut-être.
Holman ne dit rien.
— Et... et je lui ai révélé quelque chose que je ne lui avais jamais dit avant cette nuit.
— Ne parlez plus. Essayez d’épargner vos forces, insista Holman qui l’écoutait d’une oreille distraite : il avait remarqué que du sang frais suintait des draps.
— Non, il faut que je vous dise, Holman. Vous avez le droit de savoir... Vous l’aimez, vous aussi.
Ses mains tentèrent d’atteindre les ciseaux sous le drap, et retombèrent vaincues à ses côtés.
— Je... Je ne suis pas son père, Holman. Sa garce de mère m’a avoué qui était son vrai père juste avant que nous ne divorcions. Mais cela n’a rien changé pour moi, j’aimais trop cette enfant. Je me suis battu bec et ongles pour la garder. Sa mère ne pouvait pas déclarer au tribunal que Christine n’était pas de moi, parce que ç’aurait été admettre sa propre infidélité. Et elle était bien trop intrigante et cupide pour l’admettre.
Une ombre de sourire plein d’amertume s’était dessinée sur le visage ravagé par la douleur. Cela expliquait certaines choses quant à l’attitude de cet homme envers Casey, songea Holman. Il la considérait comme sa fille, mais parce qu’il savait qu’elle ne l’était pas, un autre élément s’était introduit dans leur relation. Un élément dont Casey n’avait pas conscience et que lui-même n’avait fait que suspecter. C’était assez révoltant, même en l’absence de liens du sang. Et Holman éprouva du dégoût pour cet homme, malgré son état.
— Je le lui ai dit hier soir – et voilà ce qu’elle m’a fait, murmura Simmons, plus pour lui-même que pour Holman.
— Ce n’est pas à cause de vos révélations, c’est à cause du gaz.
— C’était trop pour elle, choquée comme elle l’était, poursuivit l’homme trop habité par le remords pour entendre la moindre parole. Je me suis réveillé je ne sais pas trop quand, il doit y avoir une heure ou deux. Elle était là, debout près du lit. J’avais laissé la lampe allumée pour le cas où elle aurait eu besoin de moi pendant la nuit, et je la voyais bien : elle me regardait d’un air vide, les mains derrière le dos.
Une larme apparut au coin de sa paupière.
— J’ai... Je lui ai ouvert les bras.
Ses yeux qui fixaient le plafond se posèrent sur Holman. Des yeux de coupable.
— Je me suis mépris, prononça-t-il dans un souffle.
Mépris ? Holman fronça le sourcil.
— Elle est venue à moi, et...
Il se mit à trembler convulsivement.
— Elle a ouvert le lit... et j’ai vu les ciseaux comme un éclair...
Sa voix se brisa. Holman l’avait écouté avec un trouble croissant. Cet homme semblait s’accuser, mais de quoi ? Il disait s’être mépris. Aurait-il imaginé que... ? Non, tout de même ! Pouvait-il croire que Casey soit venue à lui pour cet amour-là ? Avait-il été assez aveugle pour le croire ? Pauvre Casey, qui avait dû affronter ce... Un cri venu d’en bas interrompit le cours de ses pensées. Un cri d’homme semblait-il, Barrow probablement.
Abandonnant le moribond, il se précipita vers l’escalier. Du bureau montaient des bruits de mobilier fracassé mêlés à des clameurs d’effroi. Le temps de dégringoler l’escalier, Holman ouvrit la porte du bureau... et s’immobilisa sur le seuil.
Barrow était à quatre pattes sur le plancher ; le sang coulait d’une blessure qu’il avait à la tête. Au-dessus de lui, Casey brandissait un morceau de verre effilé comme un poignard. Les restes fracassés d’un grand miroir ancien gisaient éparpillés à ses pieds. Son bras levé s’apprêtait à plonger dans la nuque de Barrow.
— Casey ! hurla Holman.
Surprise, elle se retourna, et l’espace d’un instant, parut le reconnaître. Elle sourit en s’avançant vers lui. Par un réflexe de prudence, il ne bougea pas, mais lui tendit la main.
— Casey, prononça-t-il doucement.
Alors, dans un grognement, le sourire de la jeune fille se métamorphosa en un rictus de haine ; elle se jeta sur lui, cherchant à lui lacérer le visage avec son arme.
Il plongea sous son bras, lui plaqua le coude dans le dos et la lança contre le mur. L’expérience précédente lui avait appris qu’il ne devait pas ménager sa force. Elle bondit de nouveau, le poing si crispé sur l’éclat de verre qu’elle saignait, et sauta sur Holman ; la pointe acérée lui entailla la joue en y dessinant une fine ligne rouge. Il lui attrapa le poignet et, sans la lâcher, la gifla si violemment qu’elle tomba à genoux. Elle glapit de douleur comme il lui serrait plus fort le poignet, et lâcha le bout de verre. D’un geste rapide, il la remit debout, la retourna et lui emprisonna les bras dans le dos. Elle eut beau hurler et se débattre comme la démente qu’elle était, il fut insensible cette fois à la pitié : il la maintint de toutes ses forces, lui meurtrissant les bras sous sa poigne de fer.
Barrow avait réussi à gagner la porte et les contemplait bouche bée.
— Eh bien ! haleta-t-il. Et dire que je ne vous croyais pas !
— Ne restez pas là, espèce d’abruti ! tonna Holman. Tâchez de trouver de quoi l’attacher !
Barrow ne se le fit pas dire deux fois et revint un instant plus tard avec une embrase de rideau. Le chauffeur de la voiture de police entra comme ils ligotaient les mains de la jeune femme.
— L’ambulance arrive, monsieur, annonça-t-il à Barrow, sans s’émouvoir le moins du monde de la scène qui s’offrait à lui.
— Parfait. Il y a un blessé là-haut. Montez, et restez avec lui. Je pense qu’il a son compte.
Le jeune inspecteur se frictionna la nuque.
— La vache, maugréa-t-il. Je rentrais dans la maison, j’ai vu se fermer la porte du bureau. Elle devait être sur le point de déguerpir quand notre arrivée l’a surprise, et elle s’est cachée dans le bureau. Elle allait sans doute tenter de se faufiler dehors quand je suis revenu.
— Et alors ? questionna Holman.
Il emmenait Casey, docile à présent, vers le salon où il l’allongea sur un canapé de cuir. Barrow les avait suivis.
— Alors, je me suis rué dans le bureau et elle m’a frappé par-derrière. Elle devait attendre derrière la porte avec son bout de miroir cassé. Elle m’a drôlement sonné, en tout cas. Tout ce dont je me souviens, c’est de m’être traîné à travers toute la pièce pour lui échapper, à cette chienne !
— Modérez vos propos, Barrow, conseilla Holman, irrité.
Vraiment, il avait assez vu ce blanc-bec pour aujourd’hui, et lui aurait volontiers décoché un direct du droit. Il s’agenouilla près de Casey, prit son pâle visage entre ses mains. Son regard vide fixait un point derrière lui.
— Casey, chérie, est-ce que tu m’entends ? Tu comprends, Casey ?
Elle le regarda sans émotion.
— Salaud, dit-elle.
Il tressaillit comme sous le coup d’une gifle. La véhémence glaciale avec laquelle elle avait prononcé ce seul mot le bouleversait.
— Elle ne vous reconnaît pas, vous le voyez bien ! intervint Barrow avec malveillance.
— Non, elle ne me reconnaît pas, répéta Holman dont les yeux s’étaient embrumés. Me reconnaîtra-t-elle encore ?
Cette fois, Holman accompagna Casey à l’hôpital. L’ambulance conduisit le père dans un établissement de Highgate, tandis que la voiture de police ramenait la fille à Middlesex. Laissant Holman discuter de son cas avec le médecin qui l’avait déjà traitée, Barrow partit faire son rapport au commissaire principal Wreford à Scotland Yard.
Il trouva la maison en pleine effervescence. De fait, les nouvelles qu’il entendit étaient atterrantes. Il en eut confirmation dans le bureau de Wreford qui le renvoya illico à l’hôpital avec mission de ramener Holman. Ce dernier y consentit à contrecœur, à la condition expresse que Casey reste sous stricte surveillance, et que le médecin se mette en contact avec l’hôpital de Salisbury où lui-même avait été soigné. Le praticien était d’accord, mais désirait en savoir davantage sur le cas de Holman. Barrow interrompit toutes explications en disant qu’il obtiendrait de Salisbury les renseignements qui lui manquaient ; Holman était attendu d’urgence à Scotland Yard, pour une affaire plus capitale que le seul bien-être d’une jeune personne.
Il refusa d’en dire plus durant leur trajet jusqu’à Westminster : Holman serait mis au courant bien assez tôt, d’ailleurs lui-même ne disposait pas encore de renseignements complets. Ce n’est qu’une fois assis dans le bureau de Wreford que Holman apprit la stupéfiante, l’effroyable réalité des faits.
Wreford ne perdit pas de temps en préambules.
— Nous avons peu de temps à consacrer aux excuses, monsieur Holman, je ne vous le cache pas. On m’a raconté dans les grandes lignes ce qui vous est arrivé ce matin, à vous et à l’inspecteur Barrow. Ma sympathie vous est acquise, mais les événements ont pris une tournure encore beaucoup plus significative. Toute la nuit se sont entassés sur ma table des rapports concernant d’étranges phénomènes. Ce n’est pas par hasard, bien sûr, mais parce que j’avais sollicité de tels rapports. Je dois vous dire maintenant que je l’avais fait de manière non officielle.
Devant la mine surprise de son interlocuteur, il leva la main.
— N’entrons pas dans les détails, si vous le voulez bien. Vous devez comprendre que je ne pouvais m’appuyer sur votre seule parole : je ne devais courir aucun risque.
— Parfait, railla Holman non sans amertume. Je suppose que je dois vous remercier d’avoir pris quelque intérêt à cette affaire ?
Un peu gêné, Wreford s’éclaircit la gorge, baissa les yeux. Cela ne dura qu’un instant ; quand il poursuivit, sa voix avait repris tout son mordant.
— Donc, les rapports se sont accumulés, et ont très vite concerné non seulement moi mais tout l’immeuble. Au début, on aurait pu croire à des incidents isolés, d’ordre individuel, certains mineurs, d’autres plus graves. Mais pris ensemble, ces incidents formaient un tout. Géographiquement, ils semblaient se produire le long d’une ligne brisée allant du Wiltshire au Hampshire en passant par le Dorset. Le fait que j’ai émis une demande officieuse de renseignements sur ces régions a naturellement suscité la curiosité de notre direction. Je réserve ma réponse pour le Préfet de police : nous avons une réunion dans – il regarda sa montre – dix minutes. Je désire que vous y assistiez.
Holman hocha la tête en signe d’acquiescement.
L’expression de Wreford se fit encore plus grave comme il poursuivait :
— Ces incidents, je l’ai dit, étaient le plus souvent isolés : impliquant généralement une personne, parfois deux ou trois, pas plus. Or, voici moins d’une heure, les nouvelles les plus alarmantes nous sont parvenues. Nous naviguons dans le noir pour l’instant – nous ne tarderons pas à avoir une image plus complète des événements – mais la situation apparaît incroyable, absolument inimaginable.
— Mais dites-moi ! s’impatienta Holman.
— Ce matin, à six heures environ, la quasi-totalité de la population de Bournemouth s’est mise en marche vers la mer dans une tentative de suicide collectif.
La pièce s’emplit de silence. Holman bégaya enfin :
— C’est... c’est impossible !
— Impossible peut-être, mais c’est arrivé. Cent quarante huit mille huit cent vingt personnes. Sans compter les milliers de vacanciers. Hommes, femmes, enfants – tous noyés. On essaie de sauver ceux qui n’ont pas pu atteindre le rivage. Poole Harbour est encombré de corps qui flottent ; les plages voisines de Bournemouth sont tapissées de cadavres.
Silencieux jusque-là, Barrow intervint :
— Et le brouillard, monsieur ? Est-ce qu’on l’a vu ?
— J’ai donné des instructions pour qu’il soit localisé, mais naturellement, les villes environnantes ont d’autres soucis que le brouillard. Je ne peux pas leur donner la raison de ma demande sans provoquer une panique à grande échelle. Je dois voir le Préfet avant de prendre une telle décision. Je n’ai appris qu’une seule chose : une épaisse couche de brouillard enveloppait Bournemouth hier.
La mine sévère, le Préfet de police écouta l’histoire que lui raconta Holman en l’interrompant de temps à autre pour poser une question précise, mais sans émettre une seule fois d’opinion négative. Après quoi, sans perdre un instant, il entra en contact avec le ministre de l’Intérieur en vue de convoquer une réunion immédiate. Holman se rappela la réunion que Spiers avait organisée avant sa mort ; il demanda que le ministre de la Défense y assiste, ainsi que son propre chef, le sous-secrétaire d’Etat à l’Environnement .
Vingt minutes plus tard, il relatait à nouveau son histoire à Whitehall, dans une vaste pièce lambrissée de chêne, devant lesdits ministres flanqués de leur état-major. Les questions fusaient autour de lui. Le sous-secrétaire d’Etat aux Armées réfuta aigrement ses insinuations selon lesquelles les militaires de Salisbury pourraient expliciter la cause de ce brouillard.
Le ministre de l’Intérieur tapa du poing sur la lourde table.
— Messieurs, je vous prie, ne cherchons pas la controverse au stade où nous en sommes. James, je veux un rapport complet sur vos établissements de Salisbury, ordonna-t-il au sous-secrétaire aux Armées. Je veux connaître le détail des expériences qui y ont été menées récemment, en particulier celle de Broadmeyer.
Holman remarqua le regard préoccupé qu’échangèrent les deux hommes.
— Richard, poursuivit le ministre de l’Intérieur en se tournant vers le ministre de la Défense, nous aurons besoin de troupes pour nettoyer Bournemouth et maitriser la panique qui est sur le point d’éclater dans les régions avoisinantes. Monsieur le préfet, vos hommes ont-ils localisé le brouillard ?
— Non, monsieur, mais ils ont ordre de me signaler immédiatement sa présence dès qu’ils l’auront fait.
— Je vous suggère de contacter la Météorologie nationale qui vous indiquera les changements de direction des vents.
— Ils nous aident déjà dans nos recherches, monsieur.
— Quand vous aurez repéré le brouillard, vous chercherez à savoir où il va, je pense ? questionna le ministre sans une once d’ironie.
— Et comment comptez-vous agir une fois que vous l’aurez trouvé ? demanda sèchement sir Trevor Chambers, sous-secrétaire d’Etat à l’Environnement.
La question était dans tous les esprits. Que pouvait-on tenter contre une masse mouvante et sans consistance ? Comment l’enfermer ? Comment la détruire ?
— Il existe des méthodes, répondit le ministre de la Défense. Certaines ont été développées pendant la guerre par la RAF, mais les progrès du radar les rendent obsolètes. Toutefois les vieilles méthodes sont encore utilisables.
— Trouvons-le d’abord, trancha avec impatience le ministre de l’Intérieur. Je veux connaître sa direction et je veux que sur sa trajectoire la population soit évacuée.
— Mon Dieu, soupira sir Trevor, cela va être une opération massive.
— J’en ai bien conscience, mais que proposez-vous ?
Sans laisser à sir Trevor le temps de répondre, le ministre enchaîna :
— Monsieur Holman, je désire que vous vous mettiez à la disposition du ministère de la Santé et de la Recherche médicale. Vous êtes la seule victime du brouillard qui en a réchappé. Je veux savoir pourquoi. Cela pourrait sauver la vie d’innombrables personnes.
— Hum ! Puis-je indiquer que nos gars de Porton Down travaillent en étroite collaboration avec le ministère de la Recherche ? risqua le sous-secrétaire à l’Armée.
— Porton Down, dites-vous ? s’étonna sir Trevor Chambers.
— Oui, notre centre de Protection chimique et de Recherche microbiologique est basé là.
— Porton Down, à Salisbury ? insista sir Trevor.
— Exactement.
— Toute cette histoire commence à me paraître drôlement louche !
Le ministre de l’Intérieur leva les mains pour prévenir toute discussion.
— Messieurs, j’ai demandé à James un rapport complet sur son travail à Salisbury et je ne tolérerai pas de polémiques internes tant que je n’aurai pas connaissance de ce rapport. Dans l’immédiat, il y a plus urgent. Nous allons dès maintenant utiliser les services des gens de la Protection chimique et de la Recherche microbiologique. D’ailleurs, nous ne dédaignerons rien de ce qui, peu ou prou, peut nous aider dans nos efforts pour combattre cette menace. Est-ce bien compris ?
L’heure qui suivit fut consacrée à prendre des mesures pour venir à bout de cette situation extraordinaire. On élabora des plans d’évacuation des zones menacées, on discuta des meilleures façons de disperser le brouillard. Certains se levèrent, sollicités par des devoirs urgents, d’autres furent appelés pour recevoir des instructions ahurissantes, qu’ils se mirent néanmoins en devoir d’exécuter. En plein débat, quelqu’un apporta au Préfet de police une feuille de papier. Celui-ci interrompit aussitôt la séance.
— Le brouillard est localisé, annonça-t-il d’un air sombre. Il se dirige vers le nord. Vers Winchester.